Entre protection et vie privée

En Europe , un processus législatif polarisé encadre l'avenir de l'ère numérique, avec le projet de loi à l'étude intitulé « Contrôle des conversations ». Il s'agit en réalité du règlement européen relatif à la lutte contre les abus sexuels sur enfants ( règlement CSA ), dont la justification repose sur l'ambition de permettre aux autorités de détecter et de prévenir la diffusion de contenus pédopornographiques en analysant les messages privés. Malgré la pertinence indéniable de son objectif initial, ce texte législatif est devenu un champ de bataille entre la protection de l'enfance et la protection de la vie privée. Les discussions au sein du Conseil européen ont été maintes fois achoppées, tandis que le Danemark , qui assure actuellement la présidence du Conseil, a récemment réintroduit la proposition d'un « contrôle obligatoire », même pour les applications chiffrées de bout en bout telles que Signal, WhatsApp, Telegram et autres applications où seuls l'expéditeur et le destinataire peuvent lire le contenu des messages ; même l'entreprise fournissant le service n'a pas la capacité technique d'y accéder. De leur côté, l'Allemagne, la Pologne et l'Autriche réagissent fermement, comparant cette mesure à « l'ouverture systématique de toutes les lettres pour vérifier leur contenu illégal ».

La position des entreprises, petites et grandes, rejoint celle des organismes de protection des données : la suppression du chiffrement exposerait chacun à des attaques et à des écoutes clandestines. Parallèlement, les forces de l’ordre et les associations de protection de l’enfance réclament des mesures strictes, arguant que sans accès aux messages, « la police travaille les yeux bandés ». La pression exercée sur les gouvernements européens a été systématique, culminant à l’automne 2025 lorsque des milliers de citoyens ont adressé des courriels de protestation aux eurodéputés. La campagne « Stop Scanning Me » de l’organisation European Digital Rights ( EDRi ) affirmait que le contrôle des conversations transformerait l’UE en un terrain de « surveillance de masse sans soupçon de criminalité », tout en soulignant que la loi autoriserait l’installation de logiciels capables de « scanner les messages personnels, les photos et les fichiers de tous les citoyens », bafouant ainsi le principe fondamental de la présomption d’innocence et le droit à l’anonymat.

Les États membres semblaient divisés , neuf gouvernements – dont l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Slovénie – s’opposant à la proposition et douze la soutenant, dont le Danemark, la France et l’Espagne, tandis que six restaient indécis, dont la Grèce, qui « évalue techniquement la proposition ».

Le Conseil de l'UE a finalement reporté le vote sur le projet de règlement relatif à la lutte contre les abus sexuels sur mineurs (contrôle des conversations), suite à la forte opposition de plusieurs États membres. Ces derniers ont publiquement rejeté l'idée d'un contrôle obligatoire des conversations, la jugeant incompatible avec le chiffrement et le droit à la confidentialité des communications. Ce report fait suite à l'échec de la proposition de la présidence danoise, qui visait un contrôle côté client, à obtenir la majorité qualifiée. Le projet reste néanmoins d'actualité, les ministres de l'Intérieur de l'UE devant le réexaminer lors de leur réunion des 6 et 7 décembre, tandis que les négociations se poursuivent à huis clos. Les défenseurs des droits numériques et des organisations telles que l'Internet Society et la Signal Foundation mettent en garde contre toute interprétation de ce report comme une victoire. En effet, la législation pourrait revenir sous une forme modifiée, avec un nouveau libellé prétendant « protéger la vie privée », alors qu'elle la compromettrait en réalité.

Le principe de confidentialité

Le chiffrement numérique est la pierre angulaire des communications privées. Le nouveau règlement européen sur le contrôle des conversations tente de combler cette faille en autorisant les autorités à analyser les messages, les photos et les fichiers avant même leur envoi. La technologie proposée, appelée analyse côté client, ne lit pas les données sur le serveur, mais directement sur l'appareil de l'utilisateur. En pratique, chaque téléphone devient un outil de surveillance potentiel, puisque la « détection » précède le chiffrement.

L’organisation European Digital Rights ( EDRi ) alerte sur le fait que cette proposition constitue une « surveillance de masse sans soupçon de criminalité », tandis que les systèmes d’intelligence artificielle chargés de détecter les contenus suspects reposent sur des modèles algorithmiques imparfaits, avec un taux élevé de faux positifs. Dans le même esprit, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias ( ECPMF ) qualifie cette réglementation de « menace existentielle pour la liberté de la presse ». Selon lui, le contrôle obligatoire pourrait exposer les sources journalistiques et compromettre le principe fondamental de la confidentialité des communications entre journalistes et informateurs. Plus de 470 chercheurs issus de 34 pays préviennent que l’adoption de cette réglementation créera des « possibilités sans précédent de surveillance, de contrôle et de censure », soulignant le risque que les infrastructures de demain soient utilisées à des fins de répression politique ou d’espionnage.

La proposition s'appuie sur l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui concerne le marché intérieur et non la réglementation restrictive des droits fondamentaux. Ce fondement juridique est donc contestable, car la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (arrêts Digital Rights Ireland, Tele2 Sverige et La Quadrature du Net) a maintes fois statué que la surveillance généralisée viole les articles 7, 8 et 11 de la Charte des droits fondamentaux : le droit au respect de la vie privée, la protection des données personnelles et la liberté d'expression. Comme le souligne EDRi , l'ONU et la Cour européenne des droits de l'homme ont également indiqué que l'affaiblissement du chiffrement constitue une violation grave du droit au respect de la vie privée. La différence entre protection et surveillance, semble-t-il, tient à une ligne de code.

Dernières paroles célèbres

L’acceptation de la logique du contrôle des conversations remet en cause le contrat démocratique et place les citoyens sous surveillance préventive. Le contrôle étatique s’instaure dans le regard même des individus ; chacun devient spectateur et suspect potentiel. Malgré ses intentions affichées, le contrôle des conversations risque fort de se transformer en un panoptique numérique. L’Europe semble construire un espace où le « droit de chuchoter » cède la place à l’obligation de parler sous surveillance.

Tor et les VPN sont devenus synonymes de navigation internet libre, voire excessive, et les États, en réagissant par des restrictions et des interdictions, poussent toujours plus de citoyens à s'enfoncer davantage dans le numérique, dès les premiers signes de communication. L'espace privé est une condition essentielle à la liberté ; chacun se forge ses opinions avant d'entrer dans la sphère publique. Les citoyens ne sauraient être réduits à de simples données au nom d'une sécurité particulière, rappelant d'autres croisades telles que la guerre contre le terrorisme. Il est paradoxal que le continent qui a vu naître l' habeas corpus débatte aujourd'hui de l'abandon de la vie privée et du renversement de la présomption d'innocence. En fin de compte, la vie privée n'est qu'un détail ; la question est de savoir pourquoi l'idée que la liberté n'a pas besoin de surveillance pour exister est remise en cause, ou, autrement dit, pourquoi la liberté cesse d'être la liberté lorsqu'elle a besoin de prouver qu'elle n'est pas dangereuse.

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