L'ombre de l'outil
Les experts mettent en garde contre le risque de franchir un cap prématuré. Concrètement, ChatGPT a été introduit dans les écoles grecques sans consultation préalable des enseignants, des spécialistes de l'éducation ni des organisations de défense des droits numériques. Présenté comme une innovation nationale, le programme a en réalité scellé le pacte social pour l'intelligence artificielle dans l'éducation sans la participation directe des personnes concernées. Par ailleurs, la sélection des 20 lycées s'est faite sans critères transparents, et même les enseignants eux-mêmes semblent ignorer ce qui sera précisément testé en classe.
Dans une interview accordée à l' ONG Homo Digitalis pour le podcast Vox Civica – Là où la démocratie a une voix – , il a été révélé qu'en septembre 2025, l'ONG avait adressé une lettre d'intervention au ministère de l'Éducation. Le Parlement n'a pas répondu aux questions concernant le choix d'OpenAI, une entreprise américaine connue pour ses violations du RGPD, au détriment des universités ou des centres de recherche publics grecs. Les interrogations portaient également sur l'absence de promotion de solutions open source, qui offriraient une plus grande transparence du code, un contrôle des données plus complet et de meilleure qualité, et favoriseraient l'autonomie technologique. L'interview soulignait que confier une telle mission à un système propriétaire aux intérêts américains allait à l'encontre de la stratégie plus large de l'Union européenne en matière de « souveraineté technologique ». Selon l'ONG, OpenAI fournirait des « boîtes noires » où l'éducation cesserait d'être un bien public pour devenir un service dépendant du prestataire. Enfin, l'approche critique d'Homo Digitalis met en lumière la dépendance de la Grèce envers OpenAI, une entreprise déjà sous enquête des autorités européennes pour des questions de transparence et de gestion des données.
Il est parfaitement clair que le problème n'est pas de rejeter l'utilisation de l'IA, mais plutôt le contexte dans lequel elle est utilisée, en promouvant une stratégie nationale de souveraineté numérique, des exigences en matière de données ouvertes, en renforçant la recherche universitaire et le contrôle public, et en la déprivatisant.
Alors que le débat porte sur l'autonomie technologique européenne, il est essentiel de préserver la souveraineté intellectuelle , car de nombreuses questions de mise en œuvre restent en suspens. Un usage éthique exige de prendre en compte les recherches sur l'atteinte à l'autonomie intellectuelle liée à la surutilisation de l'IA, une forme de « dette cognitive » où la facilité se substitue à la réflexion. En Grèce, le programme pilote ChatGPT Edu est déployé dans les écoles à un moment où la science met en garde contre l'impact négatif de l'assistance mécanique sur l'apprentissage. Pour réussir, il est indispensable de redéfinir notre rapport à l'IA et de renforcer le rôle des écoles comme lieux de développement de l'esprit critique, et non comme simples dispensateurs de connaissances stériles et de réponses toutes faites. L'intelligence artificielle ne peut servir la démocratie du savoir que si elle demeure un objet de réflexion critique, et non un substitut à celle-ci.
Par ailleurs, OpenAI elle-même, dans son annonce concernant le programme OpenAI pour la Grèce, s'est placée au même rang que les grands jalons culturels de l'éducation mondiale, de l'Académie de Platon au Lycée d'Aristote. Il s'agit peut-être d'une ironie du sort, car Aristote concevait l'éducation non comme un savoir technique, mais comme un moyen de former l'âme ; l'éducation, disait-il, devait cultiver la prudence, la capacité de juger, et non simplement de savoir, le but ultime étant de former de bons citoyens. Ceci présupposait que « νομοθετητέον περὶ παιδείας καὶ ταύτην κοινὴν ποιητέον » (« des lois doivent être promulguées concernant l'éducation, et l'éducation doit être accessible à tous »). L’éducation doit être un bien public, commun et transparent, et non un privilège ou un outil commercial. Dans cette perspective, le défi de l’intelligence artificielle dans les écoles grecques n’est pas de remplacer l’enseignant, mais de nous rappeler sa mission : apprendre aux individus à penser par eux-mêmes. En conclusion, la Grèce a la responsabilité de démontrer que, même à l’ère des algorithmes, l’éducation demeure une affaire de raisonnement humain et de liberté ; elle doit défendre ce qui l’a établie dans le monde : le lien entre cognition, vertu et liberté.
