Mi-juillet 2025 à Vienne ; fin juillet à Prague ; début septembre à Athènes. Le matin, les gens prennent le métro pour aller travailler ; l'après-midi, les jeunes envahissent les rues pour s'amuser. Le plus intéressant, cependant, ce ne sont pas les individus eux-mêmes, mais un phénotype culturel répandu et incarné que beaucoup représentent. Un phénomène difficile à décrire : on ne se souvient pas des visages, mais de leurs symboles. Des lattes au matcha dans des gobelets en plastique surdimensionnés, des Labubu qui débordent des sacs fourre-tout et d'ailleurs, petits emblèmes d'une esthétique mondiale. Et si l'on quitte un instant le monde physique, on le retrouve dans l'espace numérique, où ce même phénotype se rassemble autour de la même passion, la prochaine lubie, les chocolats de Dubaï.

Des objets aussi paradoxaux qu'insignifiants, qui, le temps de quelques jours, acquièrent le poids d'une obsession collective. Facebook nous inonde de photos, de vidéos de déballage, de hashtags, puis la tendance retombe comme un soufflé. Jusqu'à l'apparition d'un nouvel objet qui nous donne l'impression d'appartenir à quelque chose, créant ainsi une nouvelle formule de chimie sociale où les consommateurs s'enthousiasment et oublient aussitôt, à la vitesse d'un défilement de doigt. Cette situation s'inscrit dans la conception de Hartmut Rosa de « l'accélération sociale », pierre angulaire de la modernité, où le rythme de la communication, de la production et, bien sûr, de la consommation – matérielle ou relationnelle – s'accélère à tel point que notre perception du temps s'en trouve superficielle. Au lieu d'offrir la stabilité, le progrès engendre un sentiment de perte constante ; rien ne dure assez longtemps pour acquérir de la profondeur.

La vie devient une succession d'événements, de tendances et de stimuli éphémères qui s'enchaînent sans continuité. Il en résulte une culture déconnectée, où chaque sujet s'éteint sous l'effet d'une surconsommation de l'attention, car le temps qu'on lui consacre ne se mesure pas à sa durée, mais à son intensité – qui se soucie de la durée du feu d'artifice, l'important est chaque explosion. L'attention devient un écosystème fini, un réservoir qui se vide aussi vite qu'il se remplit. À mesure que le flux d'informations augmente, sa durée de vie diminue. C'est comme si nous vivions dans une « économie en ébullition », où tout monte en flèche, déborde et s'évapore. Ce que l'homme moderne vit au quotidien avec les phénomènes viraux, c'est précisément cette courbe d'épuisement. Nous ne nous souvenons plus pourquoi nous avons aimé quelque chose ; nous ne nous souvenons que de la frénésie qui s'en est suivie.

 

Sur le plan psychologique, bien sûr, ce terme est rapidement devenu synonyme d'un mot aussi populaire que les tendances, à la différence près qu'il est là pour durer. La peur de manquer quelque chose (FOMO) , la crainte de passer à côté de quelque chose d'important, est liée à des besoins profonds non satisfaits : le besoin d'appartenance sociale, d'autonomie et d'estime de soi. La FOMO finit par alimenter cette répétitivité ; nous consultons sans cesse notre téléphone pour ne rien manquer de ce que tout le monde a vu. Cette accélération et la FOMO convergent dans un « monde des hommes », une bulle de présent éphémère qui exige une présence constante. Bien qu'elle crée un état d'attention permanente, il ne s'agit pas, au final, d'une expérience consciente du présent, mais plutôt d'une frénésie continue, avec un désir de participation immédiate.

L'algorithme a-t-il du goût ?

Les tendances ont des visages, ceux qui les incarnent, mais le « créateur de tendances » est impersonnel ; il est régi par un code. L’algorithme sélectionne et régule ; il est le conservateur invisible du goût contemporain – on pourrait d’ailleurs se poser la question de la poule et de l’œuf. Comme l’explique Amanda Mull dans son interview pour Vox , les tendances contemporaines ne suivent plus de trajectoire culturelle ; elles apparaissent comme des images hors contexte. L’algorithme ne s’intéresse ni à l’origine ni au sens ; son seul objectif est de retenir votre attention, ne serait-ce qu’un instant. Il y parvient lorsque la couleur, une forme douce et d’autres éléments esthétiques stimulent directement nos sens sans pour autant solliciter notre imagination.

Dans le même temps, ce passage de ce qui est significatif ou produit du sens au pur stimulus trouve un terrain fertile dans ce qu'on appelle les publics d'imitation , où ces phénotypes ou communautés culturelles ne se forment pas autour d'idées, mais autour de l'imitation, cette dernière devenant la monnaie du capital social, du degré d'appartenance, ou comme le disait René Girard il y a des décennies, nous désirons ce que les autres désirent, non pas parce que nous en avons besoin, mais parce que nous voulons leur ressembler – les plateformes transformant simplement cet instinct en comportement mécanique.

L'expérience montre assez clairement que la nature même des tendances est liée à la perception de « l'expérience du moment ». En tout cas, la communication éphémère peut susciter des émotions positives et renforcer le sentiment de proximité entre les utilisateurs, les photos instantanées, par exemple, procurant un sentiment de soulagement . Cette observation, issue à la fois de l'expérience utilisateur et d'études systématiques, trouve son origine dans un phénomène : la fugacité des choses permet un sentiment d'insouciance, voire de légèreté, sachant que demain plus rien n'aura d'importance. Si quelque chose dure trop longtemps, on le laisse tomber comme s'il était irrémédiablement dépassé. Notre désir s'adapte au rythme du flux : tout ce qui ne produit pas de stimulation dopaminergique immédiate disparaît. Ainsi, nous apprenons à apprécier non pas la durée, mais l'éphémère.

Si l'on ajoute à l'équation les taux de fatigue informationnelle, cette lassitude chronique due à la surcharge d'informations, et des expressions comme « J'ai besoin de quelque chose de léger pour me détendre », le tableau devient plus alarmant. Nous ne recherchons plus l'information, mais des stimuli mineurs, des flashs qui ne nécessitent aucune compréhension. « Léger » ici ne signifie pas insouciant, mais indolore. Nous voulons quelque chose de futile, dont nous n'aurons pas à nous soucier ensuite, car le poids du sens est épuisant. Ainsi, notre fil d'actualité se transforme en un panneau de commande de lumières qui s'allument et s'éteignent, à l'instar des tendances.

Dans le même temps, le besoin de répétition prime sur la compréhension. L'ère de la diffusion a remplacé celle de la réflexion interprétative. La culture devient une matière jetable, un cycle sans fin de sons, d'objets et d'images qui défilent d'écran en écran, indifférents à leur signification. Jadis, l'imitation était une forme d'apprentissage. En néoclassicisme, par exemple, l'étudiant en art devait copier les maîtres, appréhender la forme par la répétition. L'imitation n'était pas synonyme d'ignorance ; c'était un apprentissage, chaque répétition un dialogue avec l'existant, une manière de s'inscrire dans une lignée de sens. Dans le monde numérique, nous n'imitons plus pour créer, mais pour rester visibles – une imitation immatérielle, car nous ne copions plus l'objet pour le comprendre, mais le phénomène pour appartenir.

Instagram ou TikTok peuvent identifier l'image qui retient le plus longtemps votre attention, puis réorganiser l'attention collective et, par conséquent, la culture elle-même. Le goût algorithmique acquiert ainsi une dimension quasi métaphysique : nul ne sait pourquoi une image est devenue virale, on ne sait que le fait qu'elle l'ait été. La culture contemporaine issue des réseaux sociaux survit grâce à la répétition, à des pics d'intensité plutôt qu'à une certaine stabilité – condition indispensable à toute maturation esthétique ; il n'y a que la promesse incessante de « la prochaine tendance ». Peut-être ces tendances et la gestion de ces stimuli numériques constituent-elles une étrange consolation de notre époque.

La culture contemporaine, née du numérique, se métamorphose en une machine à présence – une vaste surface irrésistible qui repousse toute profondeur. Il n'est plus nécessaire de se souvenir ; il suffit de ressentir. Et les sentiments, comme les tendances, doivent se renouveler sans cesse. Ce n'est pas l'absence de création originale qui est en cause, mais la perte des moyens de se pérenniser, de laisser une trace. Tout semble déjà éprouvé, programmé pour disparaître. La vitesse, au lieu de mener au progrès, engendre un océan immobile de fragments.

La solution ne réside pas dans un retour au passé, mais dans l'adoption d'une nouvelle lenteur, à l'instar de l'idée de progrès : il ne saurait y avoir de progrès pour le progrès ; nous devons nous interroger sur ses bénéficiaires, sur sa portée et sur les sacrifices qu'il implique. De même, face à la vitesse et à la superficialité, la solution n'est pas de les dénaturer, mais de réfléchir à leur utilité et à la manière dont elles peuvent nous mener plus loin, au lieu de nous enfermer dans l'insoutenable légèreté d'un présent qui défile indifféremment à travers la fourniture de biens matériels dont nous ignorons finalement l'utilité. Nous vivons au milieu de symboles superficiels qui imitent l'authenticité, et ainsi se forme un phénotype culturel de faible valeur, une surface collective où l'esthétique remplace le substantiel. Je n'entrevois pas de solution miracle, mais ralentir ne signifie pas rejeter la technologie ; cela signifie la redéfinir à un rythme humain. Créer de petits rituels qui résistent à l'épreuve du temps. C'est peut-être là que réside l'acte le plus radical de notre époque : au cœur d'une infantilisation culturelle qui produit sans cesse des images vides de sens.

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