Symbole sacré ou scène politique ?

C’est là, à la fin du printemps, que la Grèce et les Athéniens se retrouvèrent face à l’Acropole sous un jour nouveau – car quelque chose avait changé. En mai 2025, dans le ciel athénien, un spectacle de drones Adidas fit une apparition soudaine : une basket géante, comme endormie, semblait peser sur le Parthénon. Face à la vague de réactions le lendemain matin, la ministre de la Culture, Lina Mendoni, accablée de critiques, qualifia l’image d’« extrêmement déplaisante » et annonça des poursuites judiciaires contre les responsables.

Peu de temps auparavant, le même ministre avait rejeté la demande du réalisateur grec de renommée internationale Yorgos Lanthimos de tourner des scènes de son nouveau film « Bugonia » sur l’Acropole. Le Conseil archéologique central (KAS) a statué que les scènes proposées, avec 70 faux cadavres, étaient « incompatibles avec le symbolisme et les valeurs représentés par l’Acropole ».

Lanthimos ne cherchait pourtant pas à « profaner », mais plutôt à trouver un « berceau » pour sa renaissance post-apocalyptique, un espace de catharsis où la vie, avec ses chats errant nonchalamment, transcende la mort. Ce qui n'a peut-être pas été perçu, c'est la transformation de l'Acropole, d'un symbole de gloire à un lieu de mémoire, un lieu de transformation non par la sacralité, mais par les fragments qui donneront naissance au nouveau.

Après tout, les temples antiques sacrés n'étaient pas réservés à l'art pour célébrer les triomphes. Pensons à Lucrèce sollicitant l'autorisation du Conseil archéologique central pour inclure dans son ouvrage De Rerum Natura des représentations de la peste d'Athènes laissant derrière elle des corps en décomposition dans des temples, sanctuaires désormais dépourvus de réconfort. L'Acropole, bien que de manière silencieuse, plane dans ce récit comme un lieu où la vie et la mort coexistent, sans salut divin. Si, chez Lanthimos, la décomposition recèle un nouveau départ, chez Lucrèce, elle est l'ultime rappel que toute chose, même sacrée, obéit aux lois de la nature.

Dans les deux cas, le salut ne vient pas des dieux, mais de la matière ; soit par l’inanimé qui redonne vie au vivant (selon l’imagination de Lanthimos), soit par la simple constatation que toute chose obéit aux lois de la nature. Finalement, l’Acropole ne fut peut-être pas jugée « inappropriée » en raison du contenu de la scène, mais parce que la proposition elle-même osait remettre en question le récit dominant concernant le sanctuaire national ; la concevoir non comme un lieu de culte, mais comme un espace de réflexion sur la mort, la mémoire et la renaissance, dans une ville qui est un palimpseste.

D'une certaine manière, ces deux incidents ont révélé les contradictions de la politique culturelle grecque contemporaine. D'un côté, il y a l'exploitation commerciale du Parthénon à des fins promotionnelles – même si, il faut le préciser, le vol et l'atterrissage n'ont pas eu lieu directement sur l'Acropole. Il n'en reste pas moins qu'ils ont « abusé » d'une zone soumise à des restrictions légales de hauteur de construction, destinées à garantir que le « conspectus publicus » – la vue du public sur l'Acropole – demeure dégagé.

En revanche, ce même monument est jalousement protégé des interprétations artistiques jugées « inappropriées » ou contraires au récit national dominant sur la manière dont le Parthénon devrait être perçu. En définitive, le Parthénon n'est pas qu'une simple ruine antique : c'est un lieu de débats où les questions d'identité nationale, de patrimoine culturel et de pouvoir politique font l'objet de négociations constantes.

« Cependant, Lanthimos ne cherchait pas à « profaner », mais plutôt à trouver un « berceau » pour sa renaissance post-apocalyptique, un espace de catharsis où la vie, avec des chats errant indifférents, transcende la mort. Ce qui n'a peut-être pas été perçu, c'est la transformation de l'Acropole, d'un symbole de gloire à un lieu de mémoire, un lieu de transformation non par la sainteté, mais par les fragments qui donneront naissance au nouveau. »

Archéopolitique et continuité

Le Parthénon fonctionne donc comme un outil d’ « archéopolitique » , c’est-à-dire comme un moyen de gouvernance politique de l’Antiquité pour la formation de récits nationaux, avec pour conséquence la participation sociale de certains groupes ou l’exclusion d’autres. Quels récits sont autorisés et lesquels sont réduits au silence ? Le Parthénon a-t-il, en fin de compte, des héritiers ?

Ce monument, symbole de la République athénienne au Ve siècle avant J.-C., s'est transformé au XIXe siècle, au gré des siècles et des bouleversements de l'histoire, en l'un des piliers les plus emblématiques de l'identité nationale grecque moderne. Il n'a pas toujours été ce monument blanc immaculé que nous connaissons aujourd'hui, et il constitue notre principale source d'information sur le passé antique. À partir du VIe siècle après J.-C., il a tour à tour servi de temple chrétien, de mosquée, de dépôt de munitions, avant de tomber en ruine (?). Mais la question demeure : à quel moment est-il devenu le symbole national de la Grèce ?

Athènes et l'Acropole à la fin du XIXe siècle. Crédit : Domaine public

Athènes et l'Acropole à la fin du XIXe siècle. Crédit : Domaine public

Après la création de l'État grec en 1830, la Grèce s'est construite sur le postulat d'une « continuité » entre les Grecs anciens et modernes. Le Parthénon constituait le fondement symbolique de cette continuité, incarnée par le marbre du temple. Le nettoyage de la roche de l'Acropole, débarrassée de ses strates ottomanes et byzantines, fut entrepris au nom d'une « restauration » du passé classique, alors qu'il s'agissait en réalité d'une purge culturelle visant à éliminer tout élément qui ne confortait pas le récit national.

Bien qu'Athènes n'ait pas été la première capitale du nouvel État, la position géomorphologique remarquable du monument, son rôle et son symbolisme reconnus à l'époque classique, ainsi que la tradition de considérer la reconnaissance, par les Britanniques, de la valeur artistique du monument durant la phase classique et la phase ultérieure – leur premier contact étant plutôt épisodique – ont conduit à son choix comme emblème national. Dans ce choix, l'histoire est le porte-voix et le monument le sceau, confirmant la légitimité historique de l'État-nation moderne et affirmant que la culture matérielle n'est pas une composante de l'histoire, mais un instrument de pouvoir et de hiérarchie culturelle.

« Après la création de l’État grec en 1830, la Grèce s’est construite sur le postulat d’une « continuité » entre les Grecs anciens et modernes. Le Parthénon constituait le fondement symbolique de cette continuité, incarnée dans les marbres du temple. Le nettoyage de la roche de l’Acropole de ses couches ottomanes et byzantines a été effectué au nom d’une « restauration » du passé classique, alors qu’en réalité, il s’agissait d’une purification culturelle visant à éliminer tout élément qui ne confortait pas le récit national. »

Réappropriation des ruines : résistance, appartenance et droit à la mémoire

Dès lors, nous ne pouvons considérer l'Antiquité et ses vestiges matériels comme de simples fragments culturels d'un passé flou – pour beaucoup –, mais plutôt comme des outils politiques, voire biopolitiques, permettant d'imposer des normes, des règles et des récits spécifiques. Le Parthénon, dans cette perspective, n'est pas seulement un monument, mais aussi un « corps », un monument qui impose des règles, régule les corps et organise les populations. En particulier, sa présence et sa représentation tropicale dans l'espace public engendrent un mode de pensée standardisé pour le comprendre et, par conséquent, définissent des règles spécifiques : qui a le droit de le toucher ? Qui est autorisé à le représenter ? Quel acte esthétique ou politique est considéré comme une « insulte » ?

L’exclusion de Lanthimos de l’Acropole, par exemple, démontre comment l’État, sous prétexte de « protéger le patrimoine culturel », défend un récit hégémonique particulier qui ne se prête pas à la remise en question – ce « culte de l’antiquité » se traduit par une surveillance rhétorique de l’appartenance, selon la logique biopolitique de Foucault qui détermine qui sont en fin de compte « Grecs », qui « honorent l’histoire » et qui sont considérés comme des « ennemis » du passé en raison de leur participation au maintien de cette interprétation.

Ainsi, le Parthénon est devenu le monopole d'une arène idéologique d'État, un espace d'affirmation de soi. De son illumination lors des fêtes nationales à l'interdiction des interprétations alternatives, il constitue un acte performatif par lequel l'Antiquité « sauve » la nation de la crise actuelle.

Malgré son statut de symbole national, le Parthénon fait l'objet de nombreuses réappropriations par des artistes, des activistes et des intellectuels qui proposent des lectures alternatives, souvent dérangeantes. Ces résistances remettent en question la prétendue « pureté » et l'unité du Parthénon, révélant son usage profondément idéologique et exclusif. En 2022, lors de la Marche des fiertés d'Athènes, des activistes LGBTQ+ ont brandi une banderole proclamant « L'histoire est aussi queer » , explorant la dimension homoérotique, documentée mais souvent passée sous silence, de la société grecque antique. De nombreuses études montrent que le lien exclusif qui unit le Parthénon à la construction de l'identité grecque s'inscrit dans un récit historique, une sorte de cordon ombilical de survie idéologique. Cependant, cette « nourriture » conduit à une habitude profondément politique d'exclure implicitement du récit des personnes telles que les immigrés, les pauvres, les personnes LGBTQA+, les corps non normatifs (souvent associés à la déviation du standard classique de beauté), et probablement celles qui ne « correspondent » pas au cadre archétypal de la « Grèce des ancêtres », mais pas à tous les ancêtres.

Quoi de plus naturel que de soulever une question finale plausible : à qui appartient le Parthénon ? À l’État ? Aux archéologues ? Aux touristes ? Aux citoyens qui financent son entretien ? Ou, plus fondamentalement, à ceux qui l’interprètent différemment ? Le différend sur la propriété du Parthénon ne se limite pas à la question des sculptures et de leur restitution par le British Museum. Il s’agit de quelque chose de plus profond : un besoin, un droit de voir et de vivre le monument sous différents angles . De permettre au Parthénon d’être non seulement notre purgatoire national, mais aussi le miroir de sociétés en mutation. Et si nous ne le libérons pas de son monologue national, il restera un simple « espace sacré » auquel de moins en moins de personnes se sentiront appartenir.

Façonner la conversation

Avez-vous quelque chose à ajouter à cette histoire ? Des idées d'interviews ou d'angles à explorer ? Faites-nous savoir si vous souhaitez écrire une suite, un contrepoint ou partager une histoire similaire.